Il devait appeler à 20 heures. Puis rien. Le lendemain, il s’excuse poliment. « Pardon, mais je ne capte pas très bien dans le monastère. » Après quatre jours de retraite dans l’un des hauts lieux de la religion orthodoxe, Anton Peikrishvili, 35 ans, est revenu sur terre. Plus précisément du côté de son fief familial, la capitale géorgienne Tbilissi.
« J’ai tout. Une famille, un appartement, un métier. Mais dans ma tête, il y a quelque chose qui ne va pas. » C’est comme cela que l’ancien international Lélo (27 sélections) parle du mal qui le ronge et qui lui…
« J’ai tout. Une famille, un appartement, un métier. Mais dans ma tête, il y a quelque chose qui ne va pas. » C’est comme cela que l’ancien international Lélo (27 sélections) parle du mal qui le ronge et qui lui fait perdre tous ses repères, la dépression.
Lui, le colosse de 118 kilos dans la plus pure tradition géorgienne, est terrassé par ce mal profond qui s’insinue dans la caboche et lui fait perdre la boule. Comme lorsqu’il a brisé l’omerta autour de sa condition par un simple message posté sur les réseaux sociaux ce vendredi 13 janvier 2023 : « J’ai besoin d’aide, s’il vous plaît ».
I need help please 🙏🏼
« Je ne me souviens pas comment j’ai écrit ce message, explique-t-il dans un français impeccable. Il était 6 heures du matin, j’étais dans mon appartement à Tbilissi et je n’arrivais pas à dormir. J’avais besoin de dire qu’il me fallait de l’aide, c’est sûr. Après, je me suis endormi et, deux heures plus tard, je recevais tous ces messages de soutien. » Du monde du rugby, un peu. De la part de supporteurs, beaucoup.
Sur les réseaux sociaux, il est apprécié pour son sens de l’humour (1), « on paraît heureux dehors, mais dedans, on est déprimé ». Les fans de rugby se souviennent d’un pilier droit dur au mal qui a fait les beaux jours de l’Aviron Bayonnais (avec une finale de Pro D2 remportée en 2016 face à Aurillac), du Castres Olympique (champion de Top 14 en 2013) ou du SU Agen (titre de champion de Pro D2 en 2010). Une carrière bien fournie qui l’a amené à tutoyer les sommets d’une Coupe du monde avec la Géorgie en 2015. « Un jour, tu es sur le toit du monde, on prend des photos avec toi. Et après, on ne t’appelle plus », commente-t-il, sobrement.
C’est la « petite mort » du sportif que chaque individu surmonte comme il le peut. Pour Anton, la page se tourne un soir de 2019, avec le maillot du SUA sur les épaules, club dans lequel il était revenu alors que les Agenais traversaient la pire crise sportive de leur histoire. Depuis, c’est le vide. « Des fois, je me sens tout seul, des fois dépressif… Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai pas les mots. »
Alors, pour tenter d’apaiser ses démons intérieurs, il a choisi de se tourner vers la religion. « Je suis parti pendant quatre jours au monastère de Ghélati [Géorgie, NDLR]. On priait toutes les trois heures, et ça commençait à 6 heures du matin. En tant que chrétien orthodoxe, c’est très important de parler à un prêtre qui me disait : ‘‘Prie à chaque fois que tu es en difficulté’‘. Là, je suis rentré à la maison. Mais maintenant, je vais voir un psychologue pour comprendre ce qu’il se passe. »
De ce temps d’introspection, il a eu tout le loisir de se repasser le fil de sa carrière et des chocs qui ont accompagné son parcours garni de 54 matchs de Top 14 et de 72 de Pro D2. Un début d’explication à son mal-être ? « Bien sûr. Imaginez un peu : derrière moi, il y a sept gars qui me poussent, et devant moi il y en a huit. Je vais avoir une opération des cervicales, j’ai un genou qui ne me permet plus de faire de simples squats (flexions). J’ai 35 ans, mais j’ai un corps de vieux de 90 ans », énumère-t-il.
À l’heure où les joueurs ne veulent plus passer sous silence les conséquences des commotions reçues lors de leur carrière, le Géorgien avance aussi des pistes pour prévenir les risques de dépression. La plus importante, selon lui, est de porter une attention égale au développement sportif et humain. « C’est une chose qu’il faut surtout dire aux entraîneurs, laissez le temps aux joueurs de devenir des hommes. Par exemple, tu n’as pas envie de voir les vidéos d’après match où tu sais que tu as mal joué. Mais l’entraîneur te répète quand même que tu as été une merde. Ça fait très mal. Il y a la pression des résultats, je l’entends, mais la santé des hommes est primordiale. Pareil, vous vous êtes déjà posé la question de savoir pourquoi les rugbymen boivent des bières après les matchs ? C’est parce qu’on est beaucoup trop stressés ! C’est l’alcool qui nous aide à gérer, mais c’est très, très mauvais. »
Tous ces conseils, il les donne désormais aux jeunes Géorgiens qu’il coache dans un club de Tbilissi et qu’il prépare au haut niveau. « J’aimerais bien dire aux journalistes, enfin, quand vous interviewez un joueur, plutôt que de lui dire qu’il a raté un plaquage, demandez-lui s’il va bien, c’est très important. »
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