Attention, Jeannine arrive. Si ce n’est la frêle cane qui lui sert de soutien à la marche, rien ne laisse paraître le record de longévité dont peut se prévaloir cette supportrice du SUA qui applaudit aux exploits des joueurs agenais depuis plus de… 90 ans. « 91 ans, même », précise la nonagénaire qui se souvient de son premier match comme si c’était hier. « C’était un dimanche, j’avais 5 ans et ma maman devait faire le ménage dans la maison, elle a demandé à mon père de m’emmener avec lui. »
De la rue de Barleté où trône la maison familiale qu’elle n’a jamais quittée en près d’un siècle…
De la rue de Barleté où trône la maison familiale qu’elle n’a jamais quittée en près d’un siècle, le père et sa fille rejoignent le tout nouveau stade Alfred-Armandie inauguré six ans auparavant. « C’était magique. » Et depuis ce premier plongeon dans la marmite bleue et blanche, Jeannine Laporte a continué de supporter anonymement les Agenais pendant neuf décennies, jusqu’à ce vendredi 27 janvier 2023 où le club aux huit Brennus a souhaité mettre à l’honneur sa plus fidèle, et ancienne, supportrice.
À 96 ans, elle est entrée sur la pelouse pour apporter le ballon du choc Agen-Biarritz, aux bras de son idole Philippe Sella. À n’en pas douter, elle rangera la photo souvenir non loin de ses « cahiers de matchs », où s’affichent sur les pages les billets de chaque rencontre, annotés d’appréciations sur le déroulé du match. Et, généralement, ce sont les arbitres qui trinquent, rhabillés avec quelques noms d’oiseaux bien sentis.
Parce que oui, même une équipe de grands costauds a besoin d’un petit bout de femme pour perpétuer la tradition de la critique de l’homme en noir. « Et puis, des fois en tribune, je me retourne pour dire aux ‘‘petits vieux’‘ derrière moi s’ils ne veulent pas que je les aide pour descendre et crier un peu plus fort. »
Il faut dire qu’en habituée de la tribune Lacroix, Jeannine Laporte s’est constituée une bande d’amis qui savait, bien avant le grand public, que « mamie » les a tous devancés dans les travées. « Ce sont des personnes âgées, mais ‘‘mamie’‘ en parle comme s’ils étaient plus jeunes qu’elle, rigole sa petite-fille Nathalie, 57 ans, qui l’accompagne désormais à chaque sortie à Armandie. Ils la connaissent tous, lui demandent si elle a besoin de quelque chose, ils lui apportent à boire ou à manger. »
Une sociabilité du stade que le monde de l’ovalie a érigée au rang de « valeur » et qui participe aussi de l’assiduité de l’intéressée. « J’aime retrouver ces ambiances, confie Jeannine Laporte. Si on ne peut pas y aller, je regarde le match du SUA à la télé, mais ce n’est pas pareil. » C’est pour cela que le rituel hebdomadaire commence tôt. « Dès que l’affiche est connue, elle me demande si j’ai pu acheter les places », explique Nathalie. « Mais oui, c’est pour être sûre d’en avoir en tribune Lacroix parce qu’il y a un ascenseur », se défend Jeannine, dont la seule demande est cet équipement qui soulage ses jambes fatiguées par une vie de labeur.
Femme de ménage, Jeannine Laporte a eu une vie bien remplie. Pas simple, certes, mais jalonnée de souvenirs qui prennent, des années plus tard, les teintes sépia d’un monde que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Celui des tribunes en bois, des monticules de terre derrière les poteaux. Celui qui l’a vue suivre son mari « employé des chemins de fer » pendant l’après-guerre et qui l’a éloignée de l’enceinte agenaise. Oh, elle n’est pas allée bien loin, entre Gabarret (Landes), Casteljaloux et Marmande. « Mais je ne pouvais pas aller voir les matchs, il fallait bien garder les enfants. »
Deux fois maman, ses enfants lui ont donné quatorze petits-enfants (presque une équipe de rugby) et deux arrière-petits-enfants, tous au courant de l’amour inconditionnel que porte leur aïeule au temple d’Armandie. C’est d’ailleurs Sarah, 30 ans, arrière-petite-fille versée dans la communication, qui a soufflé l’idée au SUA de mettre à l’honneur son arrière-grand-mère. Ce que le club a tout de suite accepté. Les joueurs actuels, comme anciens (à l’image de Philippe Benetton), ont également poussé pour que « mamie rugby » ait l’hommage qu’elle mérite. « On a été invité, en loges, ils se sont occupés de tout », précise Nathalie qui a assisté à la rencontre avec cinq autres membres de sa famille, tous conviés par le SUA. « Je ne savais comment réagir », rougit encore Jeannine.
Et pourtant, en 90 ans d’encouragements, la dame n’est pas du genre midinette à se pâmer d’admiration devant les gros bras du XV. À peine évoque-t-elle les repas partagés sous la tribune Basquet en compagnie des Agenais. « Il y en avait toujours un qui m’apportait une chaise », assure-t-elle. C’est là que ses photos préférées, avec l’ailier canadien Taylor Paris ou l’ouvreur sud-africain Burton Francis ont été immortalisées. Et ne comptez pas sur elle pour succomber au refrain, pourtant bien du pays, du « c’était mieux avant ». « Ah, Francis Cabrel ? Oui, je l’ai croisé lors de la finale du SUA à Toulouse, il était assis deux sièges à côté. »
Pour filer la métaphore, son histoire avec le SUA est partie pour durer « encore et encore ». Après tout, si ce n’est sa passion pour les jeux télévisés ou les sudokus, la nonagénaire n’est pas du genre à verser dans les activités dites du troisième âge. Celle qui est aussi la plus âgée à rendre encore visite à son médecin, étonne tout le monde. « Après, je ne lui dis pas que je vais au stade. » Et il faudra bien tenir la promesse faite à un autre illustre Agenais, Daniel Dubroca, qui souhaite la voir encore longtemps pousser derrière les bleu et blanc.

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