Aux premières loges. Le 27 mai 2022, dans un stade Vélodrome de Marseille chauffé à blanc, le kiné rochelais Thierry Lévêque est, comme toujours, accroupi derrière la ligne de touche à l’opposé du staff maritime. Depuis une dizaine de minutes, il scrute tour à tour, anxieux, le chrono et le ballon tenu par les Jaune et Noir : « Pourvu qu’i n’y en ait pas un qui aille trop loin… » Jusqu’à ce que Retière aille plus loin, justement, pour aplatir sur la ligne du Leinster.
« Je me disais qu’on n’allait pas y arriver, ce n’était pas possible. Mais je vois tout de suite qu’il aplatit. J’ai fait « ouf ! ». Si Arthur ne se casse pas la gueule, je ne sais pas s’il marque, rigole l’historique kiné d’un club à la caravelle rejoint en 1997. Je regarde encore le chrono, je me dis que ça sent bon… Il reste une minute dix, on croit qu’il y aura encore un renvoi mais l’arbitre nous dit « non, vous avez une minute trente pour taper » (il souffle)… Là, on sait que c’est fini. Quand Ihaia (West) tape, là, c’est énorme ! Énorme… J’ai couru partout (rires). 2021 avait fait mal, avec deux défaites de suite en finale. »
Les souvenirs remontent. Quand les joueurs lèvent la Coupe d’Europe, le premier trophée majeur de l’histoire des Maritimes, Thierry Lévêque se refait « tout le film » de ses vingt-cinq ans au club, notamment « quand on regardait tout le monde avec des grands yeux en se disant qu’on n’aurait jamais ça. Et puis, petit à petit… C’est fou, mais c’est tout un travail, chaque période a amené sa pierre à l’édifice. » Difficile pourtant de rêver au titre de champion d’Europe à ses débuts, même si son tout premier match au sein du staff était en Conférence européenne, au pays de Galles, avec une défaite face à Ebbw Vale (21-19, le 4 octobre 1997).
Un autre temps. « Richard Cordazo qui se pète d’entrée, et sévère en plus (le 3e ligne centre et capitaine sort au bout de cinq minutes, victime d’un pneumothorax nécessitant une hospitalisation en France, NDLR). J’ai été baptisé d’entrée. On ne se déplaçait pas comme maintenant, il n’y avait pas de « doc ». Heureusement, il y avait toujours un médecin dans les tribunes, notamment Françoise Merling (la femme du président, NDLR), qui dépannait quand il y avait des points à faire. Dans la valise, il n’y avait que trois rouleaux de « strap » (des bandes élastiques, NDLR). C’était le tout début, le club venait de remonter en première division… »
Un Groupe A1 divisé en deux poules de 10 où La Rochelle affronte Toulouse, Colomiers, Nabonne, Montferrand, Brive, Biarritz, Dax, Béziers et Nice. Certains noms illustrent l’évolution du rugby en un quart de siècle, sans parler des trois poules de 8 de 1998-1999, des deux poules de 12 en 1999-2000, puis de 10 en 2000-2001 avant l’instauration du Top 16 – là encore avec deux poules, mais de 8, cette fois –, que les Jaune et Noir quittent en 2002, direction la Pro D2.
Thierry Lévêque, kiné et voileux limougeaud ayant fait ses études à Orléans, vit tout cela grâce au jour où il a croisé le Rochelais Pierre-Yves Farrugia, dit « PYF ». « Je pars faire mon service militaire en octobre 1996, c’est là que je le rencontre. Il était le kiné fédéral de la voile, moi j’étais détaché pour suivre les équipes olympiques. On sympathise, on parle rugby et il me demande ce que je fais ensuite. Je n’avais rien prévu, juste des remplacements où le vent me porterait. Il me propose de venir à son cabinet et au Stade. »
à 23 ans, il intervient par-ci par-là et dort à l’hôtel à Beaulieu quand c’est le cas. Il rejoint le cabinet de Farrugia en 1998, côtoie les coaches Jean-Pierre Elissalde, « Fred » Uthurry, Ronald White, le manager Gabriel Graco, les « prépas » Laurent Estiot et Gilles Rambault, les « docs » Olivier Godbille et Cyril Glappier, l’ostéopathe Alain Lenoir qui officient dans les murs d’un Deflandre parfois « à moitié vide » les jours de match. Les joueurs, eux, « bossaient à côté et allaient faire de la muscu chez Papy Favrou ».
Surtout, il vit des émotions fortes, des matchs fous comme contre Narbonne (49-42 en décembre 2000) et « un essai improbable de Filipo Toala » ou encore le fameux drop d’Elissalde contre Toulouse, deux mois plus tard. La structuration commence avec le Top 16 et s’accélère avec Serge Milhas. Arrive 2007 et la finale d’accession perdue contre Dax (22-16). « Le premier coup dur », sourit « PAF » – surnommé ainsi car associé à « PYF ». La première démonstration de force du public rochelais, aussi.
Le club se stabilise. Construit la tribune Port-Neuf, monte en Top 14, lance Pierre Venayre au poste de directeur général. Serge Milhas part, Patrice Collazo arrive (et renouvelle le staff médical, gardant uniquement le Limougeaud), l’Apivia Parc sort de terre – « un gros tournant, c’était le jour et la nuit avec les installations de bric et de broc sous la tribune ». Le Stade Rochelais s’invite chez les grands, enchaîne les matchs de phases finales.
Pro parmi les pros car fort d’un « développement monstrueux » mais où l’émotion est toujours présente, à l’image de la parade sur le Vieux Port après le sacre marseillais. À voir les yeux embués de Thierry Lévêque quand il évoque « Pierre (Venayre) en pleurs et le « Prez’ » comme un gamin », nul doute que le kiné est prêt à ajouter des chapitres à son histoire rochelaise.